Le dernier poème de la demoiselle
OS Par Ellie
Le métro est toujours en retard ici. Chez moi, il n'y a que le soleil qui arrive toujours trop tôt. Le coeur rageur, je me glisse sur mon siège, près de la vitrine, et alors que ma chair tremble de froid, je sens mon âme vibrer comme la terre lors d'une catastrophe naturelle.
Elle est là.
Elle, c'est un nuage paradisiaque. C'est une douce lumière, une infinie onde de plaisir. Un orgasme vivant, sans début, sans fin, qui vous aggripe un instant et repart chanter ses vers ailleurs, vous laissant pantelant et sans souffle. Elle, c'est le bonheur dans un corps de femme, c'est du diamant au teint tanné par les rayons UV, c'est une vacance sans en être une. Elle, c'est la jeune femme que je vois partout, dans mes rêves, dans mes miroirs, celle que je vois partout où elle n'est pas, exepté le mardi matin quand elle prend le métro pour se rendre je-ne-sais-où.
Ses cheveux noirs bouclés retombent de son chignon paresseux, elle doit s'être peignée rapidement. Elle porte une breloque de métal blanc, peut-être un porte-bonheur. Sur ses genoux, elle a déposé son sac de voyage si léger qu'il en a l'air vide, probablement qu'il est plein de souvenir abstraits et irréels. Son regard de perle est perdu entre le néant et l'absence, elle a l'air d'une poupée sur son socle.
Je ne sais pas depuis quand elle me hante. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours vu des gens que personne ne voyait. Des gens à l'air sombre, au teint mort, qui demandait de l'aide. Toujours de l'aide. Toujours afin de réaliser le même but: traverser la lumière et rejoindre l'autre monde, mais pas elle. Elle revient, constament au même endroit, presque à la même heure, juste pour me demander de lui lire Nelligan. Elle dit que le son des voix humaines lui manque. elle dit que Nelligan lui a toujours été fidèle. Elle dit que mourir lui a fait le même effet qu'un verre d'eau trop chaude. Je n'ai jamais compris ce qu'elle voulait dire, mais sa troisième phrase me harcèle.
Alors que je cherche dans ma poche le poème imprimé, elle pose sur moi, comme à chaque fois, un regard perdu et malade. Sa voix désincarnée me demande si j'ai quelques vers à lui lire. Indifférents aux passagers qui s'indignent de me voir parler tout seul ou qui me pointent de leurs yeux secs, je récite les mots de son ancien amour, je récite les mots qui racontent sa vie. Elle ferme ses yeux vitreux et se berce lentement telle une embarcation rêveuse qui ondule au gré des vagues d'été. Elle ne parle plus. Elle ne pense plus. D'une certaine manière, elle a l'air encore plus morte que le fantôme qu'elle est.
Le métro ralentit au moment où je prononce la dernière rime. Son sourire angélique me rassure ; j'ai bien lu et elle est heureuse. La porte s'ouvre, je me lève pour sortir, mais, pour la toute première fois, elle me retient. Ses bras s'enroulent autour de mon torse et sa tête se niche contre mon épaule. Je sens sa respiration frôler ma peau à travers le voile de l'au-delà.
merci Bill..Presque à regret, elle me relâche doucement et glisse vers la porte où elle se dissipe tel un nuage de fumée cristaline. Je réalise alors que je venais de lui lire le dernier poème de Nelligan, le seul qu'elle n'ait jamais lu. Le dernier poème que je lui lirais.