Allemand première langue
Agés de 18 à 20 ans, les quatre pop-rockeurs allemands font chanter les ados européens dans la langue de Derrick.
Bill et Tom Kaulitz, 18 ans, Georg Listing, 20 ans, Gustav Schäfer, 19 ans. A eux quatre, ils forment Tokio Hotel, un groupe de pop rock devenu le porte-voix des attentes et des angoisses de toute une jeunesse européenne. Et en allemand, s’il vous plaît.«Avant, l’allemand, j’aimais pas. Ça me faisait penser à Hitler, et en plus j’avais de mauvaises notes. Maintenant, j’adore, et ma moyenne a doublé.»C’est Lorèse, 15 ans, qui parle, et toutes ses copines de troisième approuvent. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans la tête de ces collégiennes pour venir perturber un ordre qu’on pensait aussi fatidique que les prénoms des personnages de sa première leçon d’allemand : Uwe, Stephan und Brigitte ? Est-ce les soixante ans d’amitié franco-allemande qui ont fini par payer ? Ça se saurait… Les après-midi entrecoupés de silence avec le/la correspondant(e) ou peut-être la traditionnelle visite des châteaux de Louis II de Bavière en classe de 3e ? Pas davantage. L’arme fatale, c’est une méthode de langue révolutionnaire, déjà écoulée à plus de 500 000 exemplaires en France, disponible chez tous les disquaires : Ich liebe Tokio Hotel [«j’aime Tokio Hotel»].
Leçon n° 1 : se présenter et, surtout, bien présenter. «Bonjour, je m’appelle Bill. J’ai 18 ans, je suis le chanteur du groupe Tokio Hotel. Et voici mon jumeau Tom, guitariste, Georg notre bassiste et Gustav notre batteur.» Sagement assis dans un canapé et encadré par les trois autres membres du groupe, Bill Kaulitz, le chanteur et parolier aux yeux de biche et à la crinière sauvage, raconte pour la énième fois son itinéraire et celui de son frère jumeau Tom, les Castor et Pollux du pop rock allemand. «J’ai écrit ma première chanson à 7 ans, à l’âge où Tom a commencé à jouer de la guitare en autodidacte.» Pour un peu, on se croirait devant une session de la Nouvelle Star. Il faut dire que Bill a été à bonne école : à 13 ans, il a participé à la version allemande de cette émission, ce qu’il se garde bien de claironner aujourd’hui. Ainsi, comme tout bon candidat de la Star Ac qui doit à tout prix susciter l’identification, chacun des membres du groupe affiche lui aussi un style clairement reconnaissable. Manga gothique pour Bill et son tatouage «Freiheit» («liberté») sur le bras gauche, dégaine hardcore pour Georg le chevelu, aux pectoraux saillants. Mention spéciale pour Tom, le minet fort en gueule, qui, avec ses dreadlocks et sa sal*p extralarge, semble carrément chargé de «capter» deux tribus différentes : les rastas et les rappeurs. Il n’y a guère que Gustav le taiseux pour échapper aux codes, peut-être au cas où pas de style serait quand même un style. Et si ces quatre Allemands dans le vent n’étaient en réalité qu’un moderne avatar des boys bands, ces groupes des années 90 qui attiraient les collégiennes par leurs torses luisants et leurs paroles peu reluisantes ? A l’heure où l’industrie du disque subit l’impact des téléchargements sauvages, les Tokio Hotel ne sont-ils pas une invention d’Universal, leur major depuis 2005, pour relancer la cash machine ?
Leçon n° 2 : expliquer sans s’énerver. OK, le groupe possède une structure marketing, avec un livret de paroles traduites dans la langue du pays de commercialisation et des produits dérivés à gogo, du débardeur jusqu’à la sonnerie de portable. OK, le groupe a cosigné toutes les chansons de ses trois albums avec son «équipe» de quatre producteurs, tout sauf des débutants. Mais les quatre garçons ont l’air tellement convaincus de leur propre authenticité qu’on a envie de les croire. Questionné sur leur marge de manœuvre, Bill jure la main sur le cœur que les membres du groupe sont «totalement indépendants». Et puis, leur passé commun plaide en leur faveur. Il suffit d’écouter Bill, Tom, Georg et Gustav raconter la naissance en 2001 de Devilish, ancêtre de Tokio Hotel, pour s’apercevoir de leur complicité de longue date. Pas de création in vitro donc par une poignée de savants fous du rock, mais un processus de maturation long de sept ans. Enfin, un dernier argument fait mouche : si Tokio Hotel était vraiment cette supposée machine de guerre, sans doute aurait-on imposé au groupe une autre langue que l’allemand. Car qui aurait pu prédire un tel succès à ces jeunes Allemands hors de leurs frontières quand le dernier groupe d’outre-Rhin à avoir vraiment percé en France est Rammstein, formé en 1994 ?
Leçon n° 3 : vivre la seconde. Rien à voir ici avec la classe du même nom. C’est le titre d’un des tubes du groupe. Et, accessoirement, la toute première chanson écrite par Bill: «Dis m*rde à hier et souviens-toi d’aujourd’hui/Avant que tu ne l’aies oublié.» Hier, pour les jumeaux Kaulitz nés à Leipzig deux mois avant la chute du Mur, c’est justement l’ex-Allemagne de l’Est, le poids de la faute liée à la Shoah, tous ces fardeaux de l’âme qui «ne sont même plus des sujets de discussion dans la génération d’aujourd’hui».
Leur Allemagne à eux est «unique et unifiée». C’est Loitsche, la petite ville près de Magdebourg où ils ont grandi avec leur mère artiste couturière et leur beau-père guitariste, mais c’est aussi Munich, Francfort ou Berlin, où ils ont joué en 2005 pour la fête nationale célébrant la réunification. Peut-être la clé du succès de ces quatre adolescents tient-elle dans ce constat : ce sont des enfants de leur époque qui ont traversé des situations bien caractéristiques du moment. Parents divorcés, famille recomposée, perspectives pas franchement roses s’ils n’avaient eu la musique comme porte de sortie. Les quatre refusent pourtant de se laisser enfermer dans une image de représentants d’une génération «sacrifiée», aux prises avec un nouveau mal du siècle. Quand on leur objecte que c’est pourtant ce qu’ils chantent, Bill rectifie : «C’est juste qu’écrire des chansons est comme écrire un journal intime. Et comme un journal intime recueille généralement des choses tristes, notre répertoire a plutôt une coloration mélancolique. Mais on s’attache quand même toujours à ce que nos textes aient un message positif.»
Leçon n° 4 : refermer cette méthode et écouter son prof. S’il y a un mot auquel les Tokio Hotel sont allergiques, c’est bien le mot «école». A tel point que la chanson titre de leur premier album Schrei («crie») invite à rejeter le formatage imposé par les professeurs, ces empêcheurs de partir en tournée. Maintenant, les jumeaux n’ont plus ce souci, puisque les cours par correspondance qui doivent un jour ou l’autre leur faire décrocher l’Abitur (le bac allemand) ont remplacé leurs bourreaux. Mais, dans leur esprit, leurs années d’école resteront toujours «les pires» de leur vie : «Nous étions face à des êtres bornés et intolérants, se souvient Tom. Rendez-vous compte, nous avons même été séparés à partir de la cinquième sous prétexte qu’ensemble les profs n’arrivaient pas à nous gérer.» On ose à peine suggérer que les plus insupportables dans cette histoire, c’était peut-être eux. Ironie du sort, en France, les supporteurs les plus fervents de la bande, après leurs groupies, sont sans doute les profs d’allemand. Répétez après moi : ich liebe Tokio Hotel, du liebst Tokio Hotel, sie liebt Tokio Hotel, wir lieben Tokio Hotel, ihr liebt Tokio Hotel, sie lieben Tokio Hotel. Sur ce, tchuss.